Etre normalien et soldat entre 1914 et 1918

 Cet article sera publié in extenso dans le Bulletin de l'Association des anciens élèves des ENS de Saint-Cloud, Fontenay-aux-Roses et Lyon en novembre 2014, sous le titre : "Acception ou rejet de la condition de soldat ? Les Normaliens de Saint-Cloud et l’expérience de la guerre entre 1914 et 1918". Pour des raisons de lisibilité en ligne, il a été fractionné en plusieurs thématiques accessibles à partir du menu général.

 

« [La France] sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont rien ne brisera devant l’ennemi l’union sacrée et qui sont aujourd’hui fraternellement assemblés dans une même indignation contre l’agresseur et dans une même foi patriotique. (Vifs applaudissements prolongés et cris de : vive la France.) »[1]. C’est dans une atmosphère pour le moins effervescente que semble s’exprimer ainsi devant les deux chambres Raymond Poincaré, alors président de la République, le 4 août 1914. La mobilisation générale s’organise déjà depuis le 1er août.

En tant que mobilisés, les normaliens de l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud faisaient donc partie, dans l’esprit de ce message officiel, de « tous [ces] fils » unis par un même sentiment de défense de la patrie. Leur statut de fonctionnaire, engagés au service de l’Etat pour une décennie entière, ne pouvait d’ailleurs que renforcer encore cette identification allégorique à la nation.

Si une telle idéalisation symbolique a depuis longtemps déjà été déconstruite par les analyses des historiens, le dernier ouvrage de N. Mariot, intitulé Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple [2], est allé plus loin encore, en cherchant à caractériser de manière sociologique la situation particulière de la figure de l’intellectuel, plongé dans l’enfer des tranchées avec des concitoyens le plus souvent issus du monde rural et par conséquent peu lettrés.

C’est donc en partie sur cette voie qu’ont été approchés les normaliens de Saint-Cloud, en tant que mobilisés dans la guerre : l’expérience de la guerre 1914-1918 vécue par les Normaliens de Saint-Cloud est-elle spécifique, et justifie-t-elle par conséquent leur distinction en un groupe sociologique et humain différencié des autres combattants ? En d’autres termes, le qualificatif d’« intellectuel » est-il réellement adapté pour caractériser les normaliens de Saint-Cloud déclarés Morts pour la France entre 1914 et 1919 ?

Ce travail a surtout été permis par la récolte et l’analyse systématique des registres militaires (fiches dites « SGA – Mémoire des hommes » d’une part, registres matricules d’autre part). Elle est demeurée néanmoins incomplète pour l’ensemble des 101 normaliens engagés dans le conflit et inscrits sur le monument aux morts de l’Ecole, puisque seuls 62 registres matricules ont pu être récupérés. Or, cette source unique en son genre se révélait d’un grand intérêt, dans la mesure où y est notamment consigné le parcours de chaque homme au sein de l’armée, depuis le service militaire jusqu’à la mort, de manière parfois très détaillée. Dès lors, un deuxième questionnement a pu se faire jour, à savoir : tel qu’il nous a été transmis et en l’absence de sources personnelles approfondies et systématiques, le parcours militaire des normaliens de Saint-Cloud peut-il être considéré comme un indicateur de leur comportement conscient, voire inconscient, face au fait militaire ?

Enfin, ce travail a cherché à s’inscrire dans une démarche comparative par rapport aux précédentes analyses réalisées à propos des normaliens de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm[3]. Les quelques résultats présentés ci-après devraient pouvoir rendre compte des perspectives de recherche qui restent encore à explorer sur le sujet.
 

Sous-groupes et pluralité des expériences du fait militaire : les engagés volontaires, les normaliens « novices » en 1914.

Que peuvent nous apprendre les registres matricules à propos de l’attitude des normaliens de Saint-Cloud vis-à-vis du fait militaire ? Rappelons que ces registres matricules n’ont pu être rassemblés que pour 62 hommes, et qu’il y a également un certain pourcentage de ces registres que l’on peut considérer comme lacunaires. Deux sous-groupes sont à distinguer au sein de la population étudiée. De fait, les parcours militaires de ces hommes ne correspondent pas au cas général précédemment décrit.

Les engagés volontaires, tout d’abord, restent minoritaires, voire marginaux[7], les normaliens ayant manifestement le plus souvent usé de leur droit à être dispensé de service armé en qualité de fonctionnaires de la fonction publique (articles 21 et 23). Sans grande surprise, l’avancement des engagés volontaires est plus uniforme dans le temps. On peut supposer que les valeurs patriotiques de défense nationale auront été plus profondément investies par ces normaliens volontaires et leur engagement ne fléchit pas avec l’entrée en guerre. Chose intéressante, les huit normaliens concernés sont presque tous nés entre 1883 et 1887, à un moment de regain du patriotisme dit « revanchard » et notamment incarné par le général Boulanger. Ils fêtent également leurs vingt ans au moment du renouveau des débats sur la conscription militaire en France, qui s’universalise à tous les jeunes hommes sans distinction. Ici, des compléments d’information sur les engagements intellectuels et politiques de ces hommes dans la période d’avant-guerre pourrait venir préciser cette hypothèse.

Le cas des normaliens « novices » au moment de l’entrée en guerre est également particulier. Comme nous l’avons vu, le report de service généralisé chez les normaliens de Saint-Cloud explique sans doute en partie le fait qu’un quart des 62 hommes ait été mobilisé en août 1914 sans aucune expérience des armes. Pour ces derniers, le service s’est donc en partie confondu avec l’épreuve du feu. Aucun de ces normaliens n’a reçu le « certificat de bonne conduite ». De fait, l’entrée en guerre a bouleversé le fonctionnement de l’institution militaire et la pratique du fameux certificat, accordé sous conditions durant le service militaire en temps de paix, a été certainement suspendue. Cela ne les a pas empêché de progresser dans la hiérarchie militaire, de manière particulièrement rapide, même si le nombre de grades acquis au moment de leur mort reste inférieur à la moyenne du reste de la population étudiée. Il est cependant difficile, en l’absence de sources plus approfondies, de tirer davantage de conclusions de ces informations.

 

Existe-t-il un lien entre l’obtention du « Certificat de bonne conduite » et l’attitude des normaliens face à la guerre ?

Entre ces deux premiers groupes se trouvent les normaliens ayant effectué leur service militaire dans la période d’avant-guerre, soit la majorité de la population étudiée. Il a été possible de tenter une mise en corrélation entre l’obtention éventuelle de ce certificat et le reste du parcours militaire. Le fait de s’être vu accorder le « certificat de bonne conduite » participe-t-il d’une prise de position consciente, ou tout du moins d’une attitude individuelle, même inconsciente, vis-à-vis du fait militaire ?

Les chiffres attestent du fait que les certifiés de l’armée ont en moyenne acquis davantage de grades au cours de leur vie de soldat que les non promus, avec presque 4 grades contre 3. Le profil des certifiés se rapprocherait donc davantage de celui de l’aspirant, c’est-à-dire avec un statut intermédiaire entre les militaires du rang et les officiers subalternes, tandis que les non certifiés resteraient plus proches de l’adjudant, soit encore un militaire du rang. Il existe donc bien une différence statistique entre les deux sous-catégories de normaliens combattants, bien que cette différence soit tout à fait relative.

Si cette distinction rend compte de stratégies d’avancement militaire potentiellement différenciées, il n’est pas certain cependant, en l’absence de sources plus approfondies, que cette distinction puisse refléter un clivage réel dans les systèmes de valeurs intégrés par ces normaliens combattants. Il n’y a pas, par exemple, de lien tangible entre le fait de s’engager volontairement au moment du service et l’obtention du certificat.

Parmi les normaliens ayant reçu le « certificat de bonne conduite » lors de leur service, l’on trouve en effet des parcours très dissemblables. En voici trois exemples. Edmond Potet (promotion 1904) incarne ainsi à lui-seul l’excellence du parcours du normalien au sein de l’armée : il commence son service militaire en 1902, en sort caporal avec « certificat de bonne conduite accordé» », puis suit un avancement régulier, bien qu’un peu plus rapide dans la période de réserve que pendant la guerre, pour mourir en qualité d’officier supérieur (capitaine). En cumulant 8 grades acquis entre 1902 et 1918, il est le plus promu des 101 normaliens. Le parcours d’Edmond Potet refléterait donc le cas du normalien souhaitant se distinguer socialement du reste des soldats, à la fois par les diplômes et par les armes. La reconnaissance de sa valeur militaire, à travers les grades notamment, viendrait ainsi appuyer, voire légitimer, sa place d’intellectuel au sein de la société civile. La preuve de son patriotisme résiderait dès lors dans sa capacité à synthétiser l’excellence civile et l’excellence militaire en une seule identité.

A l’opposé de cette « aristocratie » des normaliens de Saint-Cloud dans la guerre, se trouve le soldat Maurice Frère (promotion 1910). Il ne commence à être promu qu’à partir de la mobilisation mais demande à être rétrogradé de caporal à soldat deuxième classe en novembre 1915. Il meurt pourtant sergent en mars 1918. Dans le cas de Maurice Frère, c’est bien plutôt la référence au peuple que la référence à l’élite qui prévaut en 1915. Le normalien réaffirme peut-être par là une forme d’appartenance à son milieu d’origine, sans doute modeste, ainsi qu’une forme de reconnaissance, par opposition à la figure de l’intellectuel, perçue comme trop éloigné du commun.

Dans l’entre-deux se trouve Albert Thierry (promotion 1900), notamment connu pour ses prises de positions politiques et intellectuelles en faveur de l’anarcho-syndicalisme. Une telle opinion aurait pu justifier une attitude d’opposition à l’institution militaire. Pourtant, il obtient lui aussi le « certificat de bonne conduite » au moment de son service. Les données concernant son avancement militaire restent malheureusement lacunaires, mais il serait apparemment resté soldat de deuxième classe jusqu'à sa mort en mai 1915. Quoi qu’il en soit, l’obtention du certificat attesterait, par contraste avec son propre engagement individuel, une forme d’intériorisation de la norme morale et sexuelle imposée par la société, qui demande aux hommes, et plus encore aux fonctionnaires de l’Etat, de se soumettre au devoir de « l’impôt du sang » à travers le port d’armes. Dans le cas d’Albert Thierry, c’est donc peut-être plutôt l’image d’un « intellectuel du peuple » qui serait la plus adéquate pour décrire le personnage.

 

Conclusion

L’image d’Epinal des soldats partis au front « la fleur au fusil » à partir du mois d’août 1914 est ici à nouveau battue en brèche par l’analyse systématique des données militaires récoltées, et la veine patriotique des normaliens semble surtout s’être exprimée chez les quelques engagés volontaires, dont la motivation n’a pas fléchi avec l’entrée en guerre de la France début août 1914.

L’obtention – minoritaire – du « certificat de bonne conduite » au moment du service n’aurait d’ailleurs pas de lien avéré avec un quelconque engagement patriotique, mais attesterait plutôt d’une volonté plus soutenue de progresser dans la hiérarchie militaire que pour ceux n’ayant pas obtenu ce certificat lors de leur service.

A ce titre, l’on peut se demander si le fait d’exceller dans son parcours militaire de relève pas du même type de logique que le fait d’exceller dans son parcours universitaire : l’on aurait dès lors une forme de reproduction de l’excellence intellectuelle sous une forme physique, selon la sentence mens sana in corpore sano. Le discours normatif tenu par la société de l’époque aurait donc été particulièrement investi par les normaliens, qu’il s’agisse du regard social porté sur les hommes d’âge viril ou bien de celui porté sur les élites intellectuelles issues de la méritocratie républicaine.

Pour autant, une telle généralisation ne doit pas faire oublier l’extrême diversité des parcours des normaliens de Saint-Cloud durant la guerre. Certains de ces parcours posent d’ailleurs implicitement la question du statut des normaliens de Saint-Cloud dans le monde des tranchées. Des indices tendraient à en faire des individus en position intermédiaire entre les intellectuels affirmés de la rue d’Ulm et le tout-un-chacun des rangs de deuxième classe. Les normaliens de Saint-Cloud seraient-ils donc des « ruraux lettrés » ?

De fait, l’expérience concrète de la guerre par les normaliens de Saint-Cloud ne se distingue pas réellement : il ne semble pas y avoir en effet de réelle spécificité de la mort de ces normaliens par exemple, à l’inverse de ceux de la rue d’Ulm. Un travail de comparaison entre les deux écoles permettrait probablement d’approfondir ces premières pistes, en retraçant notamment les mobilités sociales et géographiques à l’œuvre pour les élèves des deux écoles.

 

Léa Filiu

 

 

[1] Cité in Nicolas BEAUPRE, Les Grandes Guerres, 1914-1945, Paris, Belin, 2012, p. 34-35.

[2] Nicolas MARIOT, Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple, Paris, Seuil, 2013

[3] Nicolas MARIOT, « Pourquoi les normaliens sont-ils morts en masse en 1914-1918 ? Une explication structurale », Pôle Sud, 2012/1 n° 36, p. 9-30.

[4] On peut néanmoins se poser la question de la pertinence de cette catégorie : un individu considéré comme « Tué à l’ennemi » peut avoir été tué dans un combat au corps à corps, par un obus ou l’un de ses éclats ou encore, comme nous l’avons relevé, avoir été fait prisonnier avant d’être déclaré « Tué à l’ennemi », sans que cela ait pu a priori être attesté. Les enjeux d’attribution de la mention « Mort pour la France » rendent ce point néanmoins délicat à traiter.

[5] N. Mariot comptabilise des pertes de 50 % des effectifs pour les promotions 1910 – 1913, contre 13 % pour les promotions 1886 – 1903 et 26 % pour les promotions 1904 – 1909 (« Pourquoi les normaliens sont-ils morts en masse en 1914-1918 ? Une explication structurale », Pôle Sud, 2012/1 n° 36, p. 9-30.).

[6] Ce qui peut déjà être potentiellement interprété comme une stratégie de mise à l’écart du plus grand danger.

[7] Les engagés volontaires représentent environ 13 % des 62 individus renseignés, soit moins de 8 % de la population étudiée totale.